Mississippi, le grand fleuve musique (2)

Un coffret-voyage par Etienne Bours & Jean Pierre Urbain

(Le Chant des Fleuves : Une collection discographique du label Accords Croisés)

 

En ces terres crues sont nées les musiques les plus originales et les plus influentes du XIXe et du XXe siècles.  Curieusement, descendre le fleuve, c’est aller à la source de la plupart des styles musicaux de l’Amérique du Nord.  Le remonter, c’est aller écouter comment les grandes villes du Nord ont ingurgité et transformé ces influences multiples.  Tout le XXe siècle a vibré, explosé de ces musiques nées dans le Sud baigné du Mississippi.

(Etienne Bours)

 

Mississippi

Mississippi

Quand on pense au Delta du Mississippi, le son root du Blues des origines saute immanquablement aux oreilles.  Le revival des années ’60 l’a injecté directement dans l’ADN des groupes naissants du Rythm’n Blues Anglais (appellation d’origine svp!)  D’autres musiques à l’identité aussi forte, comme le New Orleans, habitent pourtant le même territoire.

« Le Blues, le Cajun, le Zydeco, les musiques de New Orleans (Kermit Ruffins par exemple), ce sont des identités différentes, même si quelques liens peuvent exister entre certaines d’entre elles. Le Mississippi ne peut pas évoquer que le Blues, du moins pour moi. New Orleans, le pays Cajun, le Delta du Mississippi, le Hill country du nord du Mississippi, Memphis…. Autant d’endroits différents et de musiques multiples. Donc en se concentrant  sur le sud, on a déjà une quantité incroyable d’expressions différentes – tout en sachant qu’on ne touchera pas tout, notamment la musique Soul si riche à Memphis.  On n’a pas voulu faire une enième sélection réservée aux grands noms du Blues ou du Gospel. Charley Patton, Bessie Smith, Muddy Waters, Robert Johnson, Fred McDowell, John Hurt, Sonny Boy Williamson… méritent mille anthologies, mais ils les ont déjà. »

L.C.Ulmer ©JP Urbain

L.C.Ulmer
©JP Urbain

A l’évidence, un fil rouge peut être trouvé dans le caractère disons « organique » qui est partagé par ces musiques : musiques nées d’envies, de la vie comme elle vous traverse, expression directe, musiques pas dictées ou trafiquées par de gros labels, et incontestablement encore très populaires.  Musiques partagées donc, mais sont-elles pour autant des musiques métissées, à l’image de l’Amérique d’aujourd’hui ?  En d’autres termes, peut-on encore parler de musiques communautaires?

« Ces musiques sont incroyablement populaires et, oui, je dirais qu’elles sont restées communautaires. Et ça c’est le voyage qui m’a permis de le réaliser. Il faut voir, dans un parc de Lafayette, la foule danser pendant des concerts de Zydeco. C’est tout simplement formidable, particulièrement le spectacle de jeunes (afro-américains évidemment) qui dansent comme ils respirent (sachant qu’ils respirent magnifiquement bien). Idem chez les Cajuns : la danse, la tchatche (même le français), la bonne humeur. Le Blues dans les juke joints du fin fond du Mississippi (Clarksdale, Bentonia) : le public a du plaisir, il vit la musique, il partage, il intervient (comme les Gitans d’Andalousie au fin fond de l’Espagne en plein milieu d’un concert de Flamenco). On vit la musique, elle se mange, elle est épicée et elle est partagée comme la bouffe justement, la bouffe du sud qui est toujours là, en même temps. C’est un tout et ça fait partie de la culture populaire. Et, justement, je n’ai pas tellement eu l’impression de métissages. En plein pays Cajun, on est dans le Cajun : musique, langue, bouffe, ambiance, accueil. En plein pays Zydeco : idem. En plein pays Blues : encore une autre alchimie. Mais on ne mélange pas. Les mélanges se trouvent dans les écoles par exemple. Comme ce concours de brass bands des écoles dans l’Arkansas, non loin de Natchez : les jeunes jouaient volontiers du Michael Jackson avec des fanfares très New Orleans. Certains artistes mélangent malgré tout volontiers un répertoire Soul avec le Blues… mais ce n’est pas un métissage très surprenant.  » 

Un musicien Indien (Iroquois), un seul : c’est la réalité, représentée en proportion ?

« Plusieurs Indiens font du Blues. Il fallait choisir. J’en voulais au moins un, ça me paraissait indispensable. J’aurais pu choisir des musiques indiennes du nord, plus traditionnelles du moment qu’elles sont encore jouées dans un Etat où coule le Mississippi. Il m’a paru intéressant de rester dans le domaine du Blues : rencontre entre expression « noire » et « rouge ». Proportionnellement, ce n’est pas trop mal et, au moins, l’hommage aux natifs du pays est là. Tout en saluant leur ouverture et l’importance qu’ils donnent à la musique. »

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Restons encore un peu sur le « terroir », le biotope de ces musiques:  ont-elles toujours des racines vives dans  la ruralité ou la culture des classes « pauvres », ouvrières, qui les ont vu naître ?

« Ce ne sont pas des musiques « riches » qui s’adressent aux riches. Bien sûr, le tourisme est là aussi et la musique est un ingrédient qui attire du monde. A Clarksdale, Morgan Freeman (le célèbre comédien)  est propriétaire d’un restaurant, un club qui a de la gueule. On y mange bien et des concerts y sont organisés. Beaucoup de touristes vont là. Mais les concerts sont meilleurs un peu plus loin, au Red’s !!! Il va sans dire que les mêmes artistes vont se produire dans les deux endroits.  La règle étant que des chanteurs et musiciens de Blues vont jouer trois, quatre, cinq fois, ou plus, sur un week-end. Chaque fois pour un très petit salaire – sur lequel cracherait le plus mauvais des musiciens de chez nous. Aux USA, on joue beaucoup et donc d’autant mieux, avec un répertoire forcément plus large, et dans une rencontre incroyable avec le public. La musique est encore identitaire et donc le Blues reste une musique de classe, le Zydeco et le Cajun aussi. 

Et ce ne sont pas des musiques de nantis.  Le Mississippi est resté une des régions les plus pauvres des USA. Le territoire des Navajos peut sans doute prétendre rivaliser. C’est très frappant, il suffit de rouler en voiture par là, tant en Louisiane que dans le Mississippi, on voit de suite quand on entre dans un quartier noir. Je pense que, malheureusement, peu de choses ont changé. Même s’il y a eu de beaux mouvements de solidarité (Brad Pitt notamment à New Orleans). La solidarité a beaucoup joué entre Noirs, entre « pauvres », après l’ouragan Katrina. Beaucoup de gens qui avaient tout perdu sont allés vivre chez des parents, amis, connaissances… au Texas par exemple. »

Là, on a le topo des points chauds sur la carte, les berceaux historiques et les foyers de la musique actuelle.  Comment s’est passée alors la sélection des titres pour le coffret, entre cette géographie, le titre « Mississippi » tout de même assez directeur, vos choix d’auteurs-spécialistes, et les demandes de l’éditeur?

« La Louisiane est essentielle et ce serait une grave erreur de penser uniquement à l’Etat du Mississippi pour illustrer l’essentiel des musiques de ce fleuve. New Orleans est tout de même le berceau de beaucoup de musiques afro-américaines et la ville n’a jamais cessé de jouer un rôle important dans ce domaine. Il faut sortir des quartiers touristiques pour comprendre. A un concert de Rebirth Brass Band, nous étions à côté de Dr. John. La musique s’y partage encore et les vedettes ne se cachent pas. Avec la série télé Treme, beaucoup de gens ont soudainement découvert un univers qu’ils connaissaient peu mais qui est extrêmement vivant et dynamique. New Orleans n’arrête pas de « musiquer ». Beaucoup de musiciens ont perdu leur maison et leurs biens à la suite de Katrina, mais ils reviennent et un quartier des musiciens a été reconstruit. La ville a une dimension musicale probablement éternelle, c’est comme une part d’elle-même qui vibre non-stop. Le reste de la Louisiane également. Les Cajun sont très attachés à leur culture et les générations se transmettent leur savoir. Même chose côté Zydeco. Ca joue et ça produit. On ne pouvait passer à côté d’aucune de ces expressions – idem pour le Mardi-gras, capital dans toutes les expressions dans cette région des USA.

Notre label Accords Croisés intervient peu, très peu, sur les choix d’artistes, des périmètres et des courants. Ma liberté est énorme du moment qu’on reste «vendeurs». Difficile à définir, mais une sélection de musiques strictement traditionnelles aurait été inconcevable. Je peux en revanche en placer dans la liste. En principe, je suis le directeur de collection mais le label a son mot à dire, notamment dans l’organisation des titres sur les CD.  C’est leur rôle:  ils gèrent le côté marchand de la chose, dont on a aussi besoin. Parfois on argumente, des deux côtés, comme ce fut le cas avec Big Jack Johnson et son titre Katrina,  qui avait été contesté dans un premier temps. »

Et qu’est-ce qu’ils chantent, dans toutes ces langues musicales, au fond d’un juke-joint, à un défilé de carnaval, dans la cuisine serrés autour du poêle, ou les soirs d’été sous la veranda?  Etienne nous parle de ça, et de son vécu à lui,  dans le troisième volet de cet entretien, à paraître ici-même.

A suivre  (avec la liste de tous les titres et interprètes des 2 cd)

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www.accords-croises.com (pour info)

Distribution Harmonia Mundi (aussi dans ses boutiques – soutenez votre disquaire)

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