Vincent Segal – La musique, une prise de parole … pour ne rien dire

Conversation avec Vincent Segal

Vincent Segal est partout, vous l’aurez remarqué.  Violoncelliste prodige et nomade: du classique (le conservatoire) à l’expérimental (Bumcello), de la chanson française (Juliette, entre autres) à la pop (Sting, entre autres), et bien sûr des musiques de tant de mondes, de l’Amérique du sud aux USA, de l’Afrique à l’océan Indien, qu’il les pratique dans la tradition ou dans l’invention – comme avec le projet ‘The Rythm Alchemy‘ de Keyvan Chemirani.

Cet homme-ressource est bien entendu un instrumentiste recherché, dont la virtuosité n’est pas une fin en soi mais ne fait que servir une imagination surprenante d’à-propos.
On s’était rencontrés quelques fois lors de ses concerts avec Piers Faccini.  De passage à la Salle Nougaro de Toulouse en 2016 avec le maître de kora Ballaké Sissoko, je le retrouve le lendemain pour une parlotte, et tenter de comprendre d’où part cet élan – parce qu’il est toujours là – qui alimente de si fécondes conversations musicales.

(de G à D: Derya Türkan, Vincent Segal, Renaud Garcia-Fons, Ballake Sissoko

Rendez-vous pris le  matin dans le lobby de l’hôtel.  Étape sur un agenda bien chargé, la fatigue se fait sentirMais quand les cafés finissent par arriver, je sors les gaufres-maison qui révèlent aussitôt un gourmand et font monter le sourire.
Là, on peut commencer à parler, ou plutôt: à parler pour ne rien dire.

Avec ce genre de petite phrase qui vous retourne en un clin d’œil des idées toutes faites, Vincent Segal va droit au but:

Au fond notre musique (avec Ballaké), c’est comme parler pour ne rien dire!  La musique c’est une prise de parole.  Et il existe toutes sortes de paroles.  Notre musique ne construit rien de concret, elle ne dit rien d’utile, ce n’est même pas le résultat d’un travail, rien n’est à proprement parler « conçu » puisqu’elle naît essentiellement de nos envies à tous les deux.
C’est vrai pour la manière dont naissent les compositions.  C’est encore plus vrai quand on les joue en live.  Bien sûr il se passe quelque chose, mais ce quelque chose ne fait que traverser, ne laisse pas de traces.  En concert, quand on se dit qu’on va expérimenter quelque chose de technique ou que sais-je parce qu’on se sent obligés, face au public, à tous ces gens qui ont payé, de leur donner quelque chose…  Eh bien ça ne fonctionne jamais.  Il ne faut pas faire ça.

Parvenir à cet état d’esprit pour jouer purement sur les envies, c’est un équilibre très fragile. Et naturellement il dépend beaucoup du dialogue avec le public, s’il est lui aussi (majoritairement) à l’unisson de cette conversation « pour ne rien dire ».
Piers Faccini disait un jour que cet état volatile est comme une bulle qui flotterait entre les artistes sur scène et le public; elle va, elle vient, elle s’équilibre selon … on ne sait quoi.  Elle peut aussi éclater et l’équilibre se perdre au moindre incident: un éternuement (pas de chance!) ou le flash d’un appareil malotru mal réglé.

Question _  Après toutes ces années et tous ces retours qu’on vous fait, vous entendez – vous ressentez que cette musique pour ne rien dire touche les gens de façon parfois très intime, les bouleverse même?  Certes votre Chamber Music ou Musique de Nuit installe des atmosphères plutôt paisibles et poétiques et vous ne semblez pas vouloir conduire les auditeurs à éprouver des émotions particulières.

Ça, c’est chacun qui ressent pour lui-même, c’est fonction de la sensibilité émotionnelle de chacun, et l’écoute de notre musique va s’inscrire de façon très différente sur la toile de ce que chacun est en train de vivre dans sa vie.  Ça ne nous appartient pas, notre musique n’est pas faite pour ça.

La veille, en sortie de concert, Ballaké Sissoko parlait déjà dans ce sens:

Il n’y a pas dans nos compositions d’intention délibérée de conduire à un état spirituel particulier.  Ça peut arriver, mais c’est l’affaire de chacun.  Même si on joue sur une trame mandingue, ce n’est pas non plus de la musique sacrée.  C’était plus répandu avant, au Mali et en Afrique de l’Ouest, mais aujourd’hui ça se perd: la mondialisation bouscule aussi la fonction de la musique dans les sociétés traditionnelles.

On joue vraiment selon nos envies, avec notre culture musicale, nos racines, et tout ce qu’on a cueilli au cours de nos voyages, de nos rencontres.  Et avant tout, les morceaux naissent en jouant.  On s’installe, on commence à jouer, et les suggestions arrivent, l’autre suit, on essaie, on reprend, … On ne cherche rien, on a le temps. (V.Segal)

Ces moments-là sont évidemment aussi nourris de choses plus personnelles qui montent à la surface dans des moments pour soi, dans les chambres d’hôtel en tournée par exemple.  On joue, jusqu’à se sentir satisfait, content de ce qu’on joue.

Public, artistes, on cherche la même valeur: celle de la rencontre

Au total, c’est beaucoup de temps passé, beaucoup de travail – un mot que Vincent Segal tient à commenter, s’agissant d’activités artistiques.  Il parle de nos enfants, des jeunes qui se lancent aujourd’hui dans des études ou des apprentissages artistiques, là où de nos jours on se crispe sur l’emploi utile et rare.

On (l’économie libérale? les diktats financiers?) a cassé ce que représente le travail.  C’est une chose qui n’appartient plus aux gens maintenant.  Le travail n’est plus fait que de contraintes et d’obligations.  Il faut produire utile, rendre des comptes.  S’approprier son travail, ce n’est pas seulement maîtriser un outil, une méthode, ni même être son propre patron.  Je dis que je n’ai jamais travaillé – au sens productif du terme.  Pourtant les gens donnent de la valeur à ce que nous faisons: ils achètent des albums, des places de concert.
Cette valeur est celle de la rencontre, de la place que va prendre dans leur journée, dans leur vécu, le plaisir qu’ils éprouveront dans la découverte, l’expérience artistique ou esthétique.  Eh bien c’est la même chose avec ceux qui font des activités artistiques leur quotidien: ils cherchent cette même valeur.  Après, je ne dis pas: dans nos activités il y a aussi des contraintes, de la fatigue; ça on le partage avec les travailleurs du monde « ordinaire ».
(V.Segal)

Écouter ses envies.  Il n’y a pas d’autre scénario

Dans notre culture, dans notre imaginaire collectif, nous n’avons pas de récit pour accompagner la réflexion, préfigurer ou engager l’imagination sur d’autres voies pour demain.  C’est vrai pour la vie en société, pour l’économie, la gestion des ressources.  Il n’y a pas de scénario; à part ceux qui se répètent, et qui s’épuisent. (V.Segal)

Alors pourquoi pas une musique pour ne rien dire?  Musique sans recette, sans discours.  Musique improductive.  Musique libre et sans clés, même pas inventée au sens d’un protocole et d’une démonstration.  Fruit de la seule écoute des envies d’essayer sans filet, sans enjeu non plus – et donc sans risque.

Musique pour ne rien dire, libre, et juste.

Songs of Time Lost – Vincent Segal & Piers Faccini

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